Philippe Saganeiti – Ainsi soit je

Ainsi soit je

Le vent de sable piquait déjà la peau comme un essaim fou et l’escouade ne songeait plus qu’à s’enterrer. Le regard derrière les lunettes ne portait qu’à quelques mètres. Les boucliers restaient éteints pour ne pas révéler leur présence. La tempête durerait deux heures, ou deux jours. Les hommes se serraient et cherchaient une position de repos en resserrant toutes les sangles de leurs vêtements. Ils ne virent ni n’entendirent l’ennemi. En un instant, le sable dans lequel ils se fondaient se hérissa de pointes. Ceux de la périphérie expirèrent sans comprendre. Ceux du deuxième cercle parvinrent à activer leurs boucliers, qui repoussèrent le vent de sable au-delà d’un hémisphère scintillant. Le combat commença vraiment, syncopé comme l’exigeait leur armement. Les boucliers déviaient sans faille les coups rapides, mais laissaient entrer sans résistance la lame lente, à travers la protection, au travers du corps démuni. Les combattants semblaient danser selon un rythme compliqué, de rapidité virtuose pour parer ou surprendre d’une main, quand de l’autre le geste se faisait lent et puissant.

Ainsi combattaient dans ma mémoire, les hommes sur Dune, le monde imaginé par Franck Herbert, il y a quelques décennies. Un monument de la SF et de la littérature contemporaine, car l’auteur avait su enchevêtrer politique, religion, écologie, réflexion sur l’humain et les possibilités de son esprit. La technologie n’était qu’un moyen au service d’une idée. Ainsi, alors que les millénaires de distances eussent pu justifier l’emploi d’armes compliquées et dévastatrices, il avait créé les circonstances pour réhabiliter l’arme blanche. Les boucliers individuels et collectifs rendaient inopérantes les armes de jet en général et les armes à feu en particulier. Même l’arme atomique devait se faire oublier, car employée contre un bouclier elle provoquait un cataclysme incontrôlable. Retour en grâce des bretteurs et des combattants à mains nues, donc. Et sur ce monde austère et impitoyable, retour sur les seules ressources du corps, du groupe, et de la nature.

Ces boucliers m’interrogent aujourd’hui, car je les vois comme une métaphore de la fragilité de l’ego, de l’intériorité. S’il n’est pas simple de se protéger de l’autre agressif, au moins sait-on à quoi s’en tenir. L’adversaire colérique et déterminé, pour effrayant qu’il puisse être, nous place en situation de conflit ouvert et nos défenses s’établissent. Fuir ou lutter à la mesure de ce dont nous sommes capables est naturel. L’opposant qui clame son credo s’avance et nous propose une stratégie de résistance. Comme une lame rapide, il se heurte à notre bouclier dressé.

La vraie difficulté réside dans la rencontre de la demie mesure, lorsque l’autre n’est pas menaçant, mais qu’il nous place dans l’inconfort. La rencontre de l’altérité est féconde en ce qu’elle rebrasse nos certitudes. Qu’elle conduise à les redéfinir, à les bouleverser ou à les affirmer, l’autre est nécessaire à notre élévation. Mais la rencontre est dangereuse, en ce que l’ouverture expose au danger. Une personnalité fragile, une sensibilité douloureuse, une structuration immature redoutent l’opposant retors, qui sait manœuvrer en-deçà du conflit. Elles cèdent sous la contrainte, qu’elle vienne d’un extérieur malin ou d’un intérieur faible. Dans les deux cas, il est difficile de se maintenir soi-même. C’est une injonction contradictoire parfois insoluble ; être soi sans s’imposer, s’ouvrir sans se perdre.

Nombre d’entre nous sont équipés de boucliers de ce type. Ils sont capables de résister voire combattre face à une menace identifiée et claire. Avec force et détermination, ils s’opposent à la lame vive et tranchante. Pourtant, ils sont ouverts et amorphes lorsque s’insinue la lame courte et sombre au défaut de la cuirasse.

En ces temps de quête, les opinions supplantent les faits incertains et les boucliers laissent doucement pénétrer le doute. L’ego suinte par les fissures et quand les malins s’efforcent de pousser leurs coins dans les failles, les meurtris recherchent les remparts d’une place forte ; une idée claire, un groupe résistant, un but défini. Signature des temps troublés. Les portes s’ouvrent mieux au printemps fleuri qu’en l’hiver des loups.

Mais pour se protéger des agressions du dehors insaisissable, il faudrait connaître son intérieur au plus profond. Interior en latin, dont le superlatif est intimus… Qui suis-je dedans ? est une vaste question. Car je est un autre. Je me regarde hier et je ne me comprends plus, tout comme je me surprendrai demain. Comme la rivière, je change de couleur et de forme sans changer de nom ni de cours. Surtout, les harmonies de moi que la mélodie du monde fait résonner sont aussi changeantes que la vie autour. J’ai mis longtemps à ne pas savoir qui je suis. Un fatras de convictions contradictoires, de désirs inconciliables et de réactions imprévisibles. Un magma plus ou moins fluide de constituants improbables. H.P. Lovecraft dépeignait un rêveur capable de changer de plan de conscience et de voyager en rêve au travers d’un prisme. De se projeter dans ses facettes innombrables, des mondes variés aux frontières imperméables à tout autre que lui-même. Ainsi soit je. Un bloc d’ardoise dont les feuillets d’épaisseurs et de nuances variées pourraient passer du cœur à la périphérie, selon les circonstances. Qui pourrait en détacher un, sans détruire la cohésion de l’ensemble ? Qui pourrait me résumer d’un trait ? Je n’est pas une chanson, pas même un album, mais l’œuvre d’une vie.

Une étude scientifique l’a confirmé si besoin était. La totalité des sujets interrogés a dit avoir changé depuis les dix dernières années, bien plus qu’ils changeraient dans les dix années qui suivraient. Comme si le présent représentait invariablement un aboutissement. Aujourd’hui, je suis plus moi que jamais. Quant à demain, il me confirmera sûrement. Nous nous découvrons à chaque instant mais refusons d’imaginer qu’un jour prochain je sera autre. La peur vient-elle de l’autre du dehors, ou de l’autre je du futur ? Peut-être nos angoisses seraient-elles moins pesantes si nous acceptions notre évolution comme une mise à jour pour le meilleur. Le changement comme une chance, les failles comme le chemin de l’air frais, porteur des parfums du monde.

Si tu ne te connais pas, sors, dit le Cantique des Cantiques. Moi, je prétends, si tu te connais, tu as tout vécu, meurs. Jusqu’au dernier souffle puisse je me surprendre, sinon je serai mort, déjà.