Jordi Arús – Suivre le fil

Suivre le fil
Jeudi. Personne sait, personne veut savoir ou y croire.
Pas moi, je ne serai jamais atteint et… Je dois assurer !
Je tousse très fort et j’ai mal à la poitrine.
Je vais aux services médicaux. Je n’ai rien. Eucalyptus, échinacée.
Coup de fil ; tout s’arrête… Pas nous ! … nous ne le pouvons pas !

Mais si, tout s’arrête.
Et un grand calme vient prendre place, comme quand on lâche dans la posture, nous laissons pénétrer quelque chose à laquelle nous résistions et doucement elle prend place. D’abord le vide et le dépouillement face aux sensations qui envahissent le corps et l’esprit, puis la réalité qui commence à prendre place.

Ouvrir le balcon et regarder le ciel, sans bouger, laisser le silence, si peu habituel dans notre vie quotidienne, si rare, venir prendre place, l’inviter à la prendre, comme le premier bain de soleil, caresse de fin d’hiver. Quel bonheur. Les petites choses toujours si proches mais rendues invisibles par le « devoir faire et paraître » me regardent, aimables et je prends du plaisir à les voir, les laisser parler.
Shhh…silence. Quel bonheur !

Dans la rue le quartier devient un village, presque abandonné. Des bruits éparses viennent me souvenir que d’autres comme moi sont vivants, chez eux, peut être aussi heureux que moi tant les bruits qu’ils font sonnent comme s’excusant de devoir déranger.
Seules des images rendent compte que certains n’ont rien changé et laissent entrevoir que peut être rien ne changera ; un promeneur de chien écrase sa clope d’un air déçu et incrédule devant la porte fermée de son bar habituel, les pommés sur la place rodent comme d’habitude, l’air étonné de voir que leurs fournisseurs habituels de bière et du papier à rouler aillent le rideau tiré. Et ceux qui marchent comme si de rien était.
Les chiens ayant pissé, les pommés partis s’approvisionner ailleurs et les autres promener leur insouciance plus loin, la rue libère son vide et l’ampleur du monde se montre par leur absence ; quelle paix !

Je me souviens de cette vile, Berlin ouest, avant la chute du mur, cette ville qui vivait l’instant présent car l’instant suivant personne savait s’il allait exister. Et de Berlin est, quand changer de rue ou entrer dans un portail, ou pousser un chariot avec son pain, justifiait le droit de continuer sain et sauf à l’approche d’une voiture de police.

Sur le toit de l’immeuble, assis à coté du citronnier, du céleri et des salades qui hésitent encore entre résister à l’hiver ou se donner au printemps, je regarde ce potager urbain sans savoir si c’est lundi ou midi. Sur moi le ciel où les oiseaux, rassurés par le silence de la ville, prennent plaisir à piailler et voler.

Tout ceci m’a permis de ressentir un fil, au plus profond de moi, subtil et solide, qui jour après jour j’ai laissé me parler.

Après, prendre conscience que je ne suis pas seul et que j’ai une place et une tâche qui sont les miennes et agir en leur sens, faire ce qu’il faut faire. Et dans ce faire, ce fil, est devenu l’axe.

Petit à petit, ce que j’aurais pu croire comme balayé de la conduite des hommes, a repris son droit, et l’inutile vacarme assourdissant que nous nous infligeons, revient avec tout son non sens, reprendre cette place, qui ne lui appartient pas. Tout commence à s’accélérer sur cette pente du « je m’écarte de moi, et vite ! ». Et c’est là que ce fil donne toute sa force, affine sa présence et revêt tout son intérêt, son sens, sa nécessité. Il me permet de voir la réalité.

J.A.G.