Marion Germain – La toile

– Laël ! Viens voir, vite !

Il fit la sourde oreille. Son regard sombre accroché sur la toile.

– Laël ! Viens voir, c’est incroyable !

Elle était agrippée à son mur depuis si longtemps. Depuis le début. Depuis toujours en fait. Il la connaissait par cœur. Le moindre coup de pinceau rageur, la moindre giclée de haine, la plus profonde violence dénudée, arrachée de ses tripes. Il la connaissait. Il la haïssait.

Une jeune femme entra dans la chambre. Il tiqua. Qu’est-ce qu’elle venait faire là, encore ? Sans même la voir, il sentait son sourire s’étirer sur son visage. Il entendait sa respiration qui vibrait, qui exultait de joie.

La tension dans ses tempes se fit plus forte.

– Tu m’entends ?

Il resta immobile.

Elle s’avança à pas feutrés, se pressa contre lui, sa poitrine se serrant contre son dos. Elle glissa ses mains douces sur son torse, et reposa sa tête entre ses épaules.

– Laël, il y a le soleil dehors. Je crois même qu’il y a encore des arbres. Tu te rends compte ?

Sa voix tremblait d’émotion. Il sentait son parfum de rose et de lilas. Sa peau sentait si bon. Son souvenir était si doux… Non. Non. La toile. Fixer la toile. La dévorer pour se rappeler. La provoquer pour ne pas se perdre, pour tenir le cap.

– Je suis tellement heureuse. J’avais oublié comme il pouvait être chaud. C’est si agréable, j’aimerais que tu partages ça avec moi !

Il sentit ses larmes couler dans son dos. Cela lui fut insupportable.

– Ecarte-toi, tu me trempe.

Elle ne s’écarta pas.

– Ecarte-toi, je te dis.
– Pourquoi tu la garde ?

Il ne répondit pas. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle était heureuse, elle. Elle ne pouvait pas savoir ce que c’est, à chaque instant, d’avoir cet ennemi intérieur qui tourne, qui hurle, qui tempête, qui fracasse. Elle ne pourrait pas comprendre la terreur d’avoir une bête en soi qui détruit tout sur son passage. Ce que c’est que chaque jour, avoir cette envie d’en finir qui gronde dans les entrailles. Maintenant qu’il avait réussi à la sortir et à la fixer, il ne la lâcherait pas des yeux.

– Le soleil est revenu. Pourquoi tu la garde ?
– Pour faire parler les bavardes.

Elle eût un hoquet de surprise.

– Tu te moques de moi ?

Elle quitta la pièce en courant. Enfin. Il aurait un peu d’air pour respirer. A quoi bon aller s’exposer au soleil quand on sait que le démon peut surgir à n’importe quel moment ?
Elle revint si vite qu’il n’eut pas le temps de la voir se faufiler entre lui et la toile. D’un geste vif, elle lança une gerbe de peinture sur l’œuvre, la recouvrant d’un large trait jaune d’or qui coulait à grosses gouttes.

Son sang ne fit qu’un tour. Il ouvrit la bouche pour hurler, leva la main pour l’abaisser, mais Gabrielle le coupa.

– Ça suffit maintenant ! Le soleil est là, alors qu’on l’a attendu pendant si longtemps, et tu continues à regarder ce tableau alors que la vie reprend ! Il est là le soleil, il brûle ! Et puisque tu refuses de le voir, je t’en ramène jusqu’ici. Parce qu’ici aussi, ça vit, parce que toi aussi, tu vis !

Temps suspendu. Les yeux de sa femme s’étaient plantés dans les siens. Deux prunelles étincelantes dans un océan de larmes. Les commissures de sa bouche tremblaient tandis qu’elle se mordait les lèvres pour ne pas éclater. Ça tournoyait autour de lui. La joie, la tristesse, la colère, se mêlaient et se démêlaient en une masse vivante.

Il l’écarta, décrocha la toile, la retourna pour ne plus la voir, et s’assit sur le rebord du lit. Les larmes roulaient sur les joues de Gabrielle.

Un déclic se fit dans sa poitrine. Une minuscule flamme de joie ressuscita. Une minuscule flamme qui murmurait son nom « Laël … »

Alors qu’elle quittait la chambre, Laël articula d’une voix tremblante :

– Mon ange ? Tu veux bien me parler encore du soleil ? «