Jean-François Corbet – À la recherche du Je perdu

Lundi : il faut s’y mettre. Il fait beau, j’ai plein de choses à faire. Non, je commence d’abord par mon travail quotidien de postures et mouvement. On appelle ça l’apat. Ça me donnera de l’énergie pour aujourd’hui.

Mardi : j’ouvre les yeux. Pfff… il a l’air de faire moche dehors… Bon allez je commence par l’apat. Hier ça m’a réussi.
C’est fait. Je suis content. Mais qu’est-ce que c’est difficile parfois.. Bah, ça me fait du bien.

Mercredi : j’ai pas envie

Vendredi : tiens, j’ai oublié de le faire hier

Samedi : il faut que j’aille au marché. Et il y a la queue avec ce satané confinement. La peur de manquer. Et puis ils ont dit que les marchés allaient être interdits. Pas chez nous. Il est conservé. Mais il va y avoir tous les gens des villages environnants dont le marché a été supprimé. Bon, j’y vais, ma pratique quotidienne, je la ferai ce soir.

Dimanche : je le savais, il ne fallait pas que je le fasse hier soir, ça ma empêché de dormir jusqu’à point d’heure. Je m’y mets. Je serai content après.

Lundi : mais pourquoi je m’oblige à faire ça ?

Mardi : si je ne le fais pas, ça va se voir. Bravo la détermination….

Mercredi : plutôt mourir que de faire ce satané boulot.

Jeudi : je pense à ça dès que je suis réveillé. Je le repousse toute la journée. J’ai toujours quelque chose de plus important à faire (arroser le jardin par exemple). Cette pensée est omniprésente. Elle me persécute. Elle est là, sur mon épaule et me parle à l’oreille. Fais le, vas-y, pendant que dans l’autre oreille j’entends : attends, ce n’est pas grave, et puis de toute manière tu n’as rien à prouver, lâche, laisse aller, …

Vendredi : je me regarde penser. Je trouve minable ma recherche d’excuses bidons pour ne pas me mettre au boulot. Ça me motive. Je le fais avec un nouveau souffle.
Les sept jours suivants se passent bien. Je pratique tous les matins sans trop de mal ni d’obligation. Je suis heureux. Par contre mon entourage n’est pas à la fête. Je suis en colère du matin au soir.

Dimanche : je commence. C’est difficile dès les premières secondes. Au bout de quelques minutes, des larmes chaudes coulent sans émotions.
La semaine qui suit, je pleure. Régulièrement. Sans raison. A n’importe quel moment. Une chanson, une image, une pensée… et c’est la pluie à l’intérieur. Ça ne me dérange pas plus que ça. J’en suis presque heureux.

Lundi d’après : je hais ce travail. Je le fais quand même. Un cinéma grand écran intérieur se met en route. Un cinéma pornographique. Mes pensées, les images tournent en boucle.
Obsessions. Je lutte mentalement et physiquement. Je dis stop. Dans les secondes qui suivent je me rends compte qu’à nouveau je suis pris et que des scènes tournent en boucle.
Je tiens. Je sors dans un mauvais état.

Pendant dix jours, pareil. Cinéma. Je ne trouve pas la sortie pour me désengluer de cette prison de pensées.

Jeudi : je démarre, avec la crainte que le cinéma ne recommence. Non, aujourd’hui c’est plus calme

Vendredi : Je suis en forme. Je me sens plein d’une belle énergie enthousiaste. J’entre dans la posture de kibadashi et me fais la promesse de la faire comme jamais : plus bas, plus longtemps. Pareil pour chaque détail du travail. A fond. Plus même. Beaucoup plus, même.Tu vas leur montrer (à qui, je ne sais pas mais je suis sûr qu’ils vont voir ce qu’ils vont voir, et que moi aussi je vais m’impressionner)
Je sors du travail en ayant doublé le temps de pratique.
Je me sens profondément fatigué. Je m’allonge sur mon lit. Je m’endors jusque dans l’après-midi, d’un sommeil étrange et instable. Je rêve, je me réveille, je flotte entre deux mondes avec par moment grand plaisir et par moment une culpabilité noire : Mais que fais-tu ? Tu parles d’un budoka…tu dors car tu es fatigué mon pauvre petit ? Le combat intérieur est rude : bouge, lève-toi, non, reste, fais ce que tu penses bon pour toi, non lève-toi, sois digne, non je ne veux pas me réveiller, si, non, si, non…
Je me lève, vaseux, avec une image assez négative de ce que je suis.

Samedi : j’ai peur de me mettre en posture. Je le ferai demain
Jeudi : ma peur m’a tenue éloignée de la pratique quotidienne. Je ne veux plus que ce soit elle qui décide à ma place. J’y retourne.

Mardi : pendant le kata no undo, j’ai des images de mon père. L’intensité de mon amour pour lui n’a pas disparu avec sa mort récente. Je pense à lui. Et des images me viennent.
Non, pas des images. Des sensations, des émotions, enfin une ambiance plutôt. D’abord agréable, puis une ambiance de crainte, de peur. De lui, de ses colères, de sa violence parfois, de ses chantages. Une vague de fond familière et honnie m’envahit. Inconfort.
Émotions contradictoires. Je sors de la séance. Épuisement et tristesse.

La semaine qui suit est étrange : je fais l’apat dans la difficulté, mais je fais le boulot. Je trouve des raisons pour le faire. Si ce n’est pas pour moi, c’est pour mes enfants, pour ma famille, pour libérer des liens. Cela m’aide. Je me projette en posture dans le dojo de Yagyu au Japon. Mon regard se pose sur une des lattes claires de parquet que je connais bien. Un nœud et une fente marron foncé, une latte qui au milieu du dojo, près du joseki. Je connais cette lame, c’est elle que je fixe en zazen le matin depuis plusieurs années. Fidèle amarre de mon regard, elle me procure de l’énergie à travers le temps et l’espace.

Lundi : un apat sans pensée. Il passe vite. Je me sens bien.

Mardi, Mercredi, Jeudi, pareil

Vendredi : non, pas ce matin, je le ferai ce soir. Aïe… je connais cette pensée… c’est pas bon…je sais comment ça finit. Je vais réussir à ne pas la faire et à l’oublier même.

Samedi, Dimanche … et les jours suivants…j’oublie et je m’en rends compte une semaine après.

Samedi à nouveau : l’envie revient. J’attends avec plaisir les jours suivants.
Je redémarre par un kibadashi comme un débutant curieux et avisé. J’ai plaisir.
Et la fulgurante évidence m’envahit, mais avec une profondeur nouvelle. La sensation étrange d’accélération intérieure, comme quand une marche se présente sous le pied et que je ne l’attendais pas. Limpide, salvatrice, une étoile pour le berger : trop de je dans les relations car excès d’autre dans JE.

Samedi soir je pense à demain, à mon apat, fidèle compagnon, ami tyrannique, bouée de sauvetage, obsession, je t’aime et te déteste. Espoir de jours meilleurs, espoir de liberté, espoir d’un JE ancien retrouvé. JE ou es-tu, JE profond JE d’avant JE d’autrefois JE du début, JE qui humait avec délice ces odeurs de la ferme, de moteur, de sueur, de soleil d’été, de bruyères chaudes et de caresses dans les cheveux. JE s’est déchiré devant la peine et la cruauté des aînés aimés. JE s’est sacrifié par Amour, JE s’est exilé et se cache, se terre dans les tréfonds du corps, dans les replis du cerveau. JE, je te cherche, je te perçois à travers la pluie. Attends-moi, j’arrive…

Jean-François Corbet