Christian Girard – Delirium tremens d’un plumitif en Kiba-Dachi

(Diatribe ornithologique)

Séance implacable de décontamination de la coronavirose psychique.

En vue d’un déconfinement mental réussi, assimilation préliminaire surréaliste à un animal totémique au-dessus des contingences : Orniberlu, le colibri qui ne touche plus terre.

Pieds parallèles, jambes fléchies, dos droit, bras tendus.

Paré pour le décollage.

Entrée en méditation.
Tour d’horizon du point de vue de Sirius.
Depuis quelques semaines, chez les bipèdes sans plumes, plus personne ne veut trop sortir de sa cage d’escalier. À part de rares chiens qui promènent leurs maîtres, quelques joggeurs mal dans leurs pompes, le nez empaqueté dans un bec de canard en papier, des processions de pingouins qui font le pied de grue devant les magasins et quelques policiers qui clouent le bec à des têtes de linotte qui ont oublié leur attestation de sortie, il n’y a plus un chat dans les rues. Pour les oiseaux, la peur du gendarme n’a jamais été le commencement de la sagesse. Cependant, ils sont rassurés que les autorités aient mis aussi tous les fauves derrière les barreaux.

La posture est facile : considérations euphoriques sur le sens de la vie.
Sur son arbre perché, Orniberlu contemple avec une certaine satisfaction le chemin qu’il a parcouru depuis des millions d’années. Dès le Jurassique, il avait compris qu’il n’était pas un ptérodactyle ordinaire, car il perdait rapidement son sang-froid, quand il voyait les tyrannosaures se goinfrer de bébés diplodocus. Bien qu’il se fût senti comme un poisson dans l’eau, malgré le dérèglement climatique, à l’époque du Déluge, il se rappelait que son âme de requin n’avait pas trop apprécié de voir les baleines (Maudites Biques des océans) se pavaner d’être trop larges pour rentrer dans l’Arche de Noé. Et quand, aux côtés d’Hannibal, il avait fait trembler Rome, ses oreilles d’éléphant avaient accueilli avec un certain scepticisme ceux qui prédisaient déjà le déclin de l’empire américain.

Apparition des premières douleurs : le doute s’installe.
Cependant, s’être fait traité de rat, pendant la grande Peste Brune ‒ pour des raisons qu’il ne voulait jamais évoquer devant les oisillons ‒ lui était resté comme un ganglion en travers de la gorge. Ce jour-là, il avait compris, qu’il ne pourrait pas se blottir jusqu’à la fin des temps dans sa fourrure de mammifère. Il faudrait tôt ou tard rejoindre l’escadrille des volatiles, ultime étape avant la transfiguration en étoile piquée au firmament.

Ressaisie de soi.
Il se rappelait avec une certaine angoisse la période ‒ pas si lointaine ‒ où il avait été un être humain : les appétits contrariés, ça fait enrager les bêtes, mais affûter sa volonté comme un katana pour dompter la brute tapie dans les tréfonds de l’âme, c’est forgé un homme dans les fournaises de l’Enfer. Qu’il en avait vomi des fraises, avant d’aimer les braises ! C’est là qu’avait germé la grande ambition : transformer la cendre en diamant, devenir Phénix !

Trou d’air. Quand la crise d’angoisse tourne au cauchemar.
Cependant, on ne devient pas oiseau de feu du jour au lendemain. Que de plumes immolées au bûcher des vanités ! Se réincarner en dinde était sans doute une première étape nécessaire pour se libérer du narcissisme, mais comment, avec une gueule pareille, ne pas avoir envie de se mettre la tête dans le sable ?
De fait, le destin l’avait libéré des atermoiements fatals aux âmes généreuses. Pour le dédommager, d’avoir été victime, pendant l’épidémie de grippe aviaire de 2005, d’un plan massif d’abattage de volailles (vraiment trop injuste pour ces chers canaris qui auraient sans doute préféré se rendre utiles en s’empalant sur des brochettes), il avait reçu ses galons chamarrés de colibri.

Empathie universelle.
Depuis qu’il vole de ses propres ailes, Orniberlu s’est niché à la cime d’un sapin au milieu d’une cour entourée d’immeubles : il a une vue imprenable à 360 ° sur tous les appartements. Il a toujours aimé la nature : les vertes prairies, les blancs moutons, les couchers de soleil qui agonisent en langueurs crépusculaires, mais il doit concéder que tout cela l’ennuie assez vite. Il préférerait prendre quelqu’un sous son aile…

Une tempête sous un crâne d’œuf.
Manifestement, il se passe quelque chose de très grave sur le plancher des vaches. Quel cirque, en ce moment, chez les déplumés ! La panique semble virale. De mémoire de piaf, on n’a jamais entendu un silence aussi inhumain. Habituellement, l’aubade des persiffleurs se termine, dès les premiers cancans citadins. Or, depuis deux mois, ce n’est plus que concert champêtre, ritournelles de rossignols et vocalises de mésanges.
Pourtant, à l’intérieur des appartements, rien ne semble avoir vraiment changé, à part une recrudescence de coups dans l’aile et de prises de bec. Que des humains sans zèle, c’était à faire pleurer les vautours ! Pourquoi cette frénésie d’introspection ? Cette conversion planétaire à la vie intérieure ?
Quelques oiseaux de Minerve, vaticinant derrière des hublots à écran plat, semblent avoir des réponses :
‒ « C’est le chant du cygne du miroir aux alouettes ! »
‒ « Quand les poules auront des dents, plus rien ne sera jamais comme avant ! »
‒ « La Chimère est née de la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une chauve-souris et d’un pangolin dans un KFC tenu par Confucius…

L’éveil.
« Arrière, oiseaux de mauvais augure, haruspices des hospices psychédéliques ! hu(r)lule, en son for intérieur, Orniberlu!
Hormis la berlue, je n’ai jamais entendu une telle cacophonie de Stryges, un pareil Lullaby d’hurluberlus ! »

Sérénité.
ICI EST MAINTENANT.

Orniberlu est-il un olibrius loufoque qui s’est rêvé colibri facétieux ? Ou un colibri loufoque qui s’est pris pour un olibrius facétieux ? Il faudrait interroger Maître Tchouang.
Une chose est sûre, en cette période de crise sanitaire, il est plus que jamais urgent de respecter une certaine distanciation sociale avec soi-même et de se prémunir contre son propre jugement par des gestes barrières appropriés.

Christian Girard