Mathilde Admirat – JE

Vaste sujet que le je, quand il traverse les océans plus vite qu’un vent violent.

Je suis le produit de mon époque. J’ai grandi en France à la fin du XXème siècle, celui des excès. Je me construis au XXIème, celui du syncrétisme. Je pioche et je picore ce qui me plaît dans ce monde et dans cette vie. Je refuse le dogme et prône ma liberté. J’agrège les symboles et sélectionne ceux que je colle à ma peau, qui seront le socle de mes lois.

Comme beaucoup d’entre nous, je ne me satisfais pas de ce que j’ai, de ce que je suis : je cherche sans comprendre que tout est déjà là. Je crois avancer, tournant parfois en rond, m’égarant souvent, nichant dans des impasses. La vie occidentale me paraît si étroite et déshumanisée, dénaturalisée même. Combien de personnes vivent hors-sol, déconnectée de leurs corps et de la terre pourtant nourricière ?

Je regarde mes contemporains eux-aussi égarés et ne peux m’empêcher de voir une recherche si vaine qu’elle en serait presque belle si la vie n’était pas si courte. On voit toujours mieux les défauts chez les autres. Chez ceux qui partent, qui cherchent et croient trouver. Ceux qui visitent un ailleurs et nous reviennent transformés, qui s’en bouleversent pour finalement reprendre le cours de leur vie.

Je regarde mes contemporains et vois tant d’aveuglement. Des clairs-obscurs-voyants qui disent lutter contre un système qu’ils alimentent en permanence en imposant, consommant, parlant. Je vois mieux chez les autres ces héros dramatiques, perdus mais volontaires, qui poussent leur rocher le plus haut possible, de tout leur espoir d’accomplissement et de sens.

J’entends mieux chez mes contemporains toutes ces lèvres qui s’épuisent dans une tragi-comédie humaine vraiment réussie portée par une reproduction ininterrompue d’élites finalement peu exigeantes. Je lis mes contemporains, à mes dépends partout et tout le temps, et voit passer des bribes de pensée, des réactions pressées, du politique et du symbolique à tour de bras. Les dents ne sont plus serrées mais les lèvres sont à nouveau sans visage. Elles parlent, profèrent, s’emportent, oppriment du poids de leurs mots inconsistants.

L’on parle mais l’on n’écoute peu le murmure si beau de la vie, les feuilles qui caressent un vent chaud d’orage, la respiration courte du nourrisson, ses déglutitions quand le sein le rassasie, le roulement des larmes du vieillard et sa voix de griot qui conte la nuit des temps. L’accent d’une rencontre qui frise à notre oreille, la vie de l’écume qui nous enveloppe sur les bords de l’océan, le brin d’herbe. Les racines dont nous avons besoin sont là, à portée de regard, de mains, de pieds. Elles sont vibrantes comme le Concerto d’Elgar sous l’archer de Jacqueline Dupré.

Produit de mon époque je suis. Je m’extasie de cette nature que je détruis en même temps, j’obtempère, travaille et garde masquée ma place dans les files d’attente. Je crois parfois comprendre mais sais que la vérité est ailleurs, que l’on est toujours l’ignorant d’un autre et que la mort nous mettra tous d’accord. Fille du syncrétisme et de l’excès, je m’imagine une identité riche de mille origines et significations, nuancée de mille subtilités, exprimée par mille symboles.

Fille du syncrétisme et de l’excès, j’ai enfin connu la guerre. Au fond, peut-être que je l’attendais, car l’on m’avait promis que nous n’avions jamais été aussi libres que sous l’occupation. J’ai enfin connu la guerre. Celle d’être pressée de répondre à l’injonction d’être soi, de se définir, sans altérité et sans guide, sans règle du je. Celle de tout construire seule, de tout inventer, réinventer même car après tout, nous avons une nation à mettre en marche. Celle, en juste retour du sort infligé à la nature, de s’épanouir hors-sol, hors d’air, hors d’autre. Qu’en ressort-il ? Le combat d’un corps et d’un esprit farouchement déterminés à trouver grâce à l’altérité même, les réponses qu’ils ont trop longtemps cherché seuls. La soif d’un réel engagement dans la voie, dont les bienfaits sont pour moi immenses. La curiosité enfin, comme le suggère Imaqa, de trouver dans un certain immobilisme, la satisfaction d’une harmonie entière avec mon environnement. Celle aussi de savoir écouter le mouvement de ce monde étranger dans ce qu’il fait résonner à l’intérieur et d’y trouver une petite place, une petite liberté, ma place, ma liberté.

Mathilde Admirat