Myriam Morvan – RJ 3AKH

Roméo et Juliette ou la confiture de confinés

Juliette (à son balcon, scrutant le fond du jardin) : « Serait-ce Roméo ? Ne devrait-il pas être encore à Mantoue ? …
Oui, c’est bien lui mais quel est ce poids qui le harasse au point de l’enfoncer sous terre ?… N’est-ce pas nos tombes qui se creusent sous mon regard ? Quel est ce sortilège qui assaille ma vue de si funestes choses ? La potion de Frère Laurent, son plan si habile,.. , ne doivent-ils pas nous sauver ? »

Roméo (à présent en haut de l’échelle de cordes) : « Je dois instruire et rassurer tes yeux étonnés et craintifs. Un apothicaire de Mantoue m’a vendu ce précieux chargement (Roméo pose sur le balcon un sac rempli de pots de confiture). Comment l’a-t-il eu en sa possession ? Je ne saurais dire. Par un magicien sans doute…»

Juliette (d’un ton impatient) : « Mais… la lettre de Frère Laurent, l’as-tu reçue ? »

Roméo : « Une lettre de Frère Laurent ? » (Puis tout en franchissant la balustrade, apercevant une fiole, il se tourne vers Juliette) : « Mais qu’est-ce donc, je ne crois pas l’avoir déjà vue, aurais-tu toi aussi rencontré quelque apothicaire ? »

Juliette : « Non, Cette fiole est l’élément-clé du plan échafaudé par Frère Laurent. Si tu avais reçu sa lettre, tu en aurais été instruit. Tu sais bien l’amitié qu’il a pour nous. Pour pouvoir rendre public notre mariage, il a imaginé ce stratagème : que j’accepte d’épouser le comte Pâris et que j’avale cette fiole pour me transformer en faux cadavre. Comme ensuite ma famille m’aurait crû morte, elle aurait fait porter ma dépouille au caveau familial. Et c’est là, qu’informé par sa lettre, tu m’aurais rejointe en attendant que je sorte de cette immobilité. Les bancs de notre mariage, une fois publiés, nous auraient assuré ensuite une immunité définitive ».

Roméo : « Vraiment ? Admettons ! Mais ne faut-il pas alors craindre que le comte Pâris vienne roder autour du caveau, qu’il me surprenne ? Penses-tu que nos épées vont rester inertes ? Et si je le tue, penses-tu que le prince de Vérone va à nouveau se montrer clément ? N’est-ce pas la mort qui m’attend ? Si tout cela est à craindre, autant mourir maintenant ! Quel sot, je suis ? Pourquoi ai-je acheté ces confitures au lieu du poison ? L’apothicaire n’était-il pas prêt à braver l’interdiction d’en vendre ? »

Juliette : « De la confiture ? »

Roméo : « Ce n’est pas n’importe quelle confiture..C’est de la confiture de confinés…J’en ai tout un lot »

Juliette : « De quoi ? Est-ce un fruit exotique dont personne n’a jamais entendu parler ? »

Roméo : « Non, elle a été fabriquée à partir des humeurs de confinés et de bien d’autres… Je n’ai pas très bien compris…d’humeurs de gens qui se sont montrés dociles aux ordres de leur monarque. Quand il leur a ordonné de rester chez eux, ils lui ont obéi. Ils y sont même restés jusqu’à ce qu’il les autorise à sortir »

Juliette : « Comme c’est étrange ! Mais pourquoi en avoir acheté ? »

Roméo (exhibant l’un des pots) : « C’est la solution à nos problèmes. Tiens, regarde ce pot ! C’est du premier choix, (en en exhibant un autre), celui-là, c’est du second choix »

Juliette (lisant à haute voix l’étiquette du premier pot) : « Confiture de confinés, 1er choix, composition : humeurs de confinés, ajout d’humeurs des premières lignes. Propriétés : extinction du « je », docilité du « je ». Effets secondaires (rares) : délires de grandeur ».(Puis regardant Roméo) : « C’était des soldats ? »

Roméo : « En quelque sorte. L’apothicaire s’est montré évasif…Cette confiture est un remède…Il a surtout fait valoir ce point »

Juliette : « Et le second choix ? »

Roméo (exhibant un autre pot) : « Celui-là a été fait avec des humeurs des deuxièmes lignes. Et comme ces soldats n’étaient pas au front, il y a des risques à absorber leurs humeurs. La docilité est moins assurée »

Juliette : « Tu veux vraiment qu’on en prenne ? Mais pourquoi ? Et le plan de Frère Laurent ? »

Roméo : « Non, cette confiture peut nous sauver. En prenant une semaine durant une cuillerée de la confiture de 1er choix 3 fois par jour, nos soucis vont s’envoler »

Juliette : « Mais le plan de Frère Laurent ?»

Roméo : « Avec son plan, ma mort est assurée. J’en suis à présent convaincu. Ce n’est plus simplement dans mon esprit, une chose à craindre comme tout à l’heure. Cela arrivera. Le comte Pâris rôdera autour de ton caveau. Nous nous affronterons. S’il ne me tue pas, un décret du prince de Vérone le fera. Pour sûr ! Et que dira ton père quand il te découvrira vivante et mariée au fils de ses ennemis ? Pourras-tu même l’affronter ? Ne m’as-tu pas encore répété, il y a peu, que le seul son de sa voix te mettait parfois aux supplices ; qu’elle t’obligeait à ravaler ces mots que tu brûlais de lui dire : « J’aime Roméo, il est à présent mon mari et je veux vivre avec lui ».

Juliette (frissonnant) : « Comment lui dire, comment dire à mes parents pareille chose ? J’ai juste pu la laisser entendre à ma mère, et encore d’une manière détournée ; quant à mon père, j’ai juste pu lui dire, avant de feindre le contraire, que je ne voulais pas du comte Pâris. Je dois à notre amour ces propos résistants. Mais si je me laissais aller, je crois que ce serait comme pendant mes cauchemars les plus affreux. Ne vaut-il pas mieux mourir en prenant quelque médecine empoisonnée ? »

Roméo : « Ma bien-aimée, ma femme chérie, je ne peux me résoudre à voir ton si beau visage déformé par un poison violent et ton corps pris par d’horribles convulsions. Cette confiture nous rendra docile et chassera nos tourments. Plus de souffrances, plus de cauchemars ! »

Juliette : « Roméo, j’en ai encore fait un, la nuit dernière. D’horribles images m’ont arrachée au sommeil : j’étais dans ma chambre et ma nourrice me brossait les cheveux, quand soudain, ma mère est entrée. Figure-toi que pendant un temps, c’est son image qui s’est reflétée dans le miroir, effaçant le mien. Il a fallu du temps pour qu’il réapparaisse. Au réveil, c’était comme si je n’étais qu’une expression bégayante de moi-même. Mon « je » n’était plus qu’une voyelle et une consonne que je n’arrivais même plus à réunir. N’est-ce pas être presque mort quand son « je » est celui d’un autre ? Que peut nous apporter cette confiture, à part une nouvelle déconfiture ? Je préfère encore le plan de Frère Laurent. Si tu meurs, je te suivrai dans la mort »

Roméo : « Vit-on, il est vrai, si vivant, l’on est déjà un peu mort ? À Mantoue, seul dans la cachette qui me dérobait à la vue de mes ennemis, mes mains se sont livrées à une activité fébrile sur le papier. J’ai écrit des vers sur la vie et la mort, et quand caché par un rideau, je regardais l’horizon, une vie nouvelle palpitait en moi…Mais pourrai-je vivre ailleurs que là où j’ai grandi ? J’ai toujours pensé que non. Alors pourquoi ne pas prendre plutôt cette confiture ? »

Juliette : « Mais à quoi va-t-elle nous servir, si ce n’est à nous rendre plus mort encore ? »

Roméo : « Elle va nous rendre docile à nos parents, et nous pourrons vivre côte à côte, ici à Vérone. Nous vivrons en paix. Au moins nous vieillirons ensemble »

Juliette : « Le crois-tu vraiment ? Au lieu d’être unis dans la mort, nous serons séparés dans la vie »

Roméo (réfléchissant) : « Tu as raison, Juliette. La vue, à présent, de ce pot de confiture me fait douter. Qu’arriverait-il à notre amour, si nous en mangions ? »

Juliette : « Prendre de cette confiture ! Faut-il encore y songer ? »

Roméo (comme saisi par une révélation) : « Non, n’y songeons plus ! En en prenant, nous deviendrons dociles mais à quel prix ? La haine de nos parents coulera dans nos veines… Nous nous haïrons. Quelle vision atroce que celle de ton beau visage exhaler le souffre des abysses de l’enfer ! Quelle vision atroce que celle de ton corps innocent s’armer des fourches les plus diaboliques ! »

Juliette : « Est-il possible que nous nous haïssions ? Cette haine ne serait pas la nôtre, elle ne serait que ce mauvais héritage de nos parents. Que pouvons-nous nous faire ? En tout cas, ne prenons pas de cette confiture ! »

Roméo (après un long temps de silence) : « Nous sommes mariés, alors fuyons loin de Vérone. J’ai évoqué à l’instant mon humeur écrivaine. Figure-toi que quand l’envie d’écrire me prend, je n’écris pas en italien. J’écris en anglais. J’ai appris cette langue, il y a longtemps et je la connais bien »

Juliette : « Tu écris en Anglais, toi si fou de Vérone ? Tu pourrais quitter la ville qui t’as donné le sein ? »

Roméo : « À présent, oui. Comment ai-je pu croire si longtemps la vie impossible hors de ses murs. Pour vivre vraiment dans un lieu, ne faut-il pas être libre de le quitter ? Mon précepteur, Andrea Massilla, me l’a souvent répété. Je peux quitter cette ville. Oui, je le peux. Et je le veux. Nous pouvons, si tu veux bien, nous établir ailleurs. Et quand pour un séjour, nous reviendrons à Vérone, nos parents, pacifiés par notre fuite, nous feront bon accueil »

Juliette : « Je te suivrai. Mais quand as-tu commencé à écrire des vers ? »

Roméo : « Cela m’a pris après une visite d’un marchand de Venise à mon père. Il m’a inspiré quelques vers. Un jour, je compte bien en faire une pièce. Mais ce ne sera pas l’une des premières. Je ferai mes débuts en commençant par notre histoire, J’en ferai une tragédie. Partons ce soir ! Égarez dans votre chambre quelques romans espagnols ; de mon côté, je laisserai traîner quelques cartes de l’Espagne. Que nos parents croient que nous avons fui dans ce pays ! Qu’ainsi ils ne nous rattrapent pas ! »

Juliette : « Et donc, nous irons en.. ? »

Roméo : « Oui, nous irons en Angleterre, à Stratfort-upon-Aven. J’aime la langue de ce pays autant que la langue de mes pères et je m’y établirai comme barde sous le nom de William Shakespeare et toi, tu.. ? »

Juliette (d’un ton ferme) : « Moi, je serai ton épouse, ton épouse Anne, ton épouse Anne Shakespeare »